Cette entrée en confinement a été pour moi l’occasion de faire face à un événement qui m’était jusqu’alors inconnu : la xénophobie.
Cette peur de l’étranger et de la différence a entraîné une croissance d’actes racistes envers les personnes originaires de pays touchés par la maladie. Apparue dans la ville de Wuhan dans la province du Hubei en Chine vers le début du mois de décembre 2019, la maladie à coronavirus de 2019-2020 a entraîné une hausse des incidents liés à la peur de contracter le virus, à la suspicion, voire à l’hostilité, d’abord envers les personnes d’origine asiatique, puis européenne (notamment italienne), et finalement africaine suite à l’apparition de nouveaux foyers infectieux. Selon les « théories de la menace » (Threat Theories) : une population se montrerait d’autant plus xénophobe qu’elle estime que les minorités ethniques font peser une menace sur ses propres intérêts. Au vu de la paranoïa générale qu’entraine actuellement la pandémie, il n’est donc pas étonnant que le nombre d’actes xénophobe explose. Ce sont autant d’actes contre lesquels il faut lutter.
Quels sont les visages et les impacts de la Xénophobie ?
La xénophobie peut se manifester partout, dans la rue avec des insultes et des agressions physiques comme en Angleterre ; dans les transports publics lorsque des chauffeurs de bus ou des passagers refusent qu’une personne étrangère monte dans le bus comme à Bruxelles ; au travail avec des blagues racistes et avec des possibilités d’emploi limitées pour les personnes d’origine étrangère ; dans les restaurants qui refusent de servir des personnes étrangères comme à Prague ; dans le domaine public avec des personnalités politiques s’exprimant en public, devant la presse ou dans les médias sociaux et qualifiant de « virus chinois » ou de « virus de Wuhan » le Covid-19 notamment aux Etats-Unis ; également en matière de logement avec le refus de louer à une personne étrangère ou avec l’exclusion de personnes étrangères comme à Guangzhou. Elle est également très présente sur Internet. L’anonymat, la fugacité des messages, la difficulté de contrôle facilitent la diffusion de messages racistes ou de haine. De très nombreux messages de haine circulent sur les réseaux sociaux. Ces actes agressifs utilisant différentes formes de communication électronique (réseaux sociaux, mail, sms, chat, sites) pour menacer, insulter de manière intentionnelle et répétitive une victime, mettent à mal l’égalité et le sentiment de bien-être au sein de la société. En dépit de leur gravité, ils demeurent quasi-invisibles.
La xénophobie a des effets psychologiques négatifs importants sur les personnes qui subissent ces actes. L’impact du racisme sur la santé physique et mentale des personnes qui en sont victimes n’est plus à prouver. Elle est une atteinte à la dignité, à l’intégrité et à la sécurité des personnes qui en sont la cible. Elle affecte l’estime de soi, le sentiment d’appartenance ainsi que la capacité de chacun à participer à la vie commune. Vivre dans le rejet, quelle qu’en soit la raison, est une sensation particulièrement destructrice pour l’intégrité des personnes et modifie durablement la perception des regards, remarques, attitudes ou actes. En plus des effets individuels pour les personnes qui en sont la cible, ces actes haineux engendrent des répercussions négatives sur les communautés concernées, sur les relations intercommunautaires et plus largement sur la société dans son ensemble. D’autant plus que les actes haineux se cumulent souvent avec d’autres expériences de discriminations, notamment systémiques (emploi, logement, etc.).
Selon les témoignages reçu au cours d’une enquête menée au Québec, la fréquence de ces actes est d’autant plus dangereuse : « Il y a une énorme différence entre la première fois et les suivantes. La première fois : énorme sentiment d’injustice, d’incompréhension, de douleur même. On ne s’y attend pas. Et après, plus rien, j’ai appris à me protéger. Je me dis que je joue un rôle, ce n’est pas à moi que ça arrive, mais à mon personnage public. Sinon on devient fou. » Selon les témoignages reçus, la fréquence des propos racistes et des attitudes négatives peut avoir des effets aussi néfastes qu’un acte haineux particulièrement violent survenu une seule fois. Au cours de l’enquête, il est apparu que la peur est le sentiment le plus fréquemment évoqué, ainsi que l’exclusion, l’humiliation et la frustration. Ces actes conduisent à l’isolement, la perte de confiance, l’inquiétude face à l’avenir et dans certains cas, à la dépression. « C’était d’abord la peur et l’exclusion comme sentiment. Tu as aussi un sentiment de rejet “ pourquoi autant de haine ? Pourquoi il me dit de retourner chez moi ? ” », « J’ai eu peur pour ma sécurité. Je ne voulais plus sortir de chez moi, je me faisais accompagner pour sortir. » La colère ressentie à la suite d’un acte haineux a également été soulignée. « Je me suis sentie exclue, stigmatisée. J’ai eu le sentiment d’être définie par les autres, qu’on m’enlevait ma liberté d’expression. Je ressens les étiquettes qu’on m’a mises comme des agressions psychologiques » Par ailleurs, 35 % des victimes affirment avoir changé leurs habitudes à la suite d’actes subis, notamment en évitant certains lieux ou en s’abstenant de sortir seuls. Il ressort que les personnes soumises à des comportements discriminatoires et haineux peuvent choisir de rester dans la sécurité de leurs foyers, de leurs quartiers ou de leurs communautés, ce qui restreint fortement leur mobilité et leur participation à la vie sociale.
Mon expérience de la xénophobie aux Philippines
Avant de vous parler de mon expérience en tant que telle, j’aimerais en rappeler le contexte. Le confinement avait été déclaré par le Président des Philippines, Rodrigo Duterte, depuis plus de 3 semaines. Avec mon compagnon, également français, nous venions d’obtenir un pass certifiant que nous avions respecté la quarantaine et que nous n’étions pas atteints du Covid-19. Ce pass nous permettait de nous déplacer à l’intérieur de la commune de Bacacay et dans tous les « barangays » (villages) dépendants de la commune. Cette dernière avait été épargnée par la crise et seules 3 personnes avaient été atteintes du virus. Elles avaient toutes guéri depuis plusieurs jours sans que de nouveaux cas n’aient été détectés. Nous décidions donc pour l’occasion de louer des scooters et de partir explorer cette fameuse commune et ses environs que nous n’avions pas eu le loisir de découvrir jusqu’à présent. Afin de respecter les règles de distanciation sociale, nous prenions un scooter chacun et afin d’éviter tout risque, nous nous équipions de nos masques. Notre idée était de rouler le long de la côte afin de profiter des paysages et de nous arrêter sur les plages désertes afin d’éviter au maximum tout contact humain. Nous fîmes un premier arrêt dans le centre-ville de la commune pour nous ravitailler dans le marché local, puis nous reprîmes la route sans qu’aucun accident notoire n’ait à être déploré. Émerveillés par le paysage après trois semaines de confinement, nous nous arrêtions régulièrement afin de prendre des photos et nous rafraîchir lorsque le soleil l’imposait. Tout se déroulait pour le mieux, et nous profitions pleinement de notre aventure, heureux de voyager après être restés enfermé de si longues journées.
L’incident se produit en fin d’après-midi alors que nous avions décidé de faire une petite halte dans le village de Kagawan pour nous restaurer. Un checkpoint nous attendait à l’entrée du village, et les autorités nous accueillirent en nous demandant nos pass et ce que nous venions faire ici. Nous leur expliquions que nous cherchions juste à manger et à boire et que nous repartirions en suivant. Le maire prit nos noms et notre adresse, avant de finalement nous laisser entrer en nous rappelant une énième fois de ne pas nous attarder dans le village et de partir aussitôt après avoir obtenu ce que nous voulions. Sentant une certaine méfiance environnante, que nous comprenions même si nous la jugions disproportionnée, nous précisions que si notre présence les importunait trop, nous pouvions partir et trouver un autre endroit pour manger.
« Non, non, vous pouvez y aller, mais vous ne restez pas, vous achetez ce dont vous avez besoin et vous partez. »
Le message était reçu. Nous démarrâmes nos scooters et traversâmes les rues étroites du village à la quête de nourriture. Les gens nous dévisageaient, et lorsque nous nous arrêtâmes pour acheter des brochettes, la moitié du village s’était rassemblée pour nous observer, restant néanmoins à quelques mètres de distance. Nous nous sentions de plus en plus mal-à-l’aise, observés comme des animaux potentiellement dangereux, que personne n’osait approcher comme si nous allions les mordre, ou pire encore. Nous n’avions qu’une hâte, que les brochettes soient prêtes pour quitter le village, et nous essayions tant bien que mal d’ignorer les regards accusateurs et les murmures pesants des gens.
L’histoire aurait pu s’arrêter là, et nous n’aurions probablement pas vécu la chose aussi mal si une des personnes que nous avions rencontrés à l’entrée du village n’était pas revenu nous voir pour nous demander de partir. « Désolé messieurs, mais vous ne pouvez pas rester là, vous êtes des étrangers et les gens ont peur. Ne restez pas là. »
Malgré les formules de politesse et le ton cordial, la pilule ne passait pas. Nous lui répondions que nous attendions simplement que nos brochettes finissent de cuire, mais il ne voulait rien entendre. Les gens ne voulaient pas de nous et avaient peur car nous n’étions pas Philippins. Nous ne faisions pourtant rien de mal. Nous avions le droit d’être dans le village et d’y acheter à manger. Nous vivions aux Philippines depuis plus de trois mois, avant même le début de l’épidémie. Nous avions respecté toutes les consignes de sécurité, sans mettre la vie de quiconque en danger. Notre seul tort était d’être des étrangers.
Un nombre de personnes encore plus nombreux s’était accumulé et les murmures se faisaient de plus en plus insistants et oppressants. Si personne ne s’approcha ni se ne comporta de manière virulente à notre égard, l’hostilité était palpable et nourrissait en nous un mélange de culpabilité, de honte, de rage, de mal-être et d’impuissance. Dès que j’eu récupéré les brochettes, je remerciai le vendeur, démarrai le scooter et partis sans un regard vers ces gens qui s’étaient amassés pour nous observer. Je n’avais qu’une idée, m’en aller le plus loin possible de ce village. Je ne répondis pas aux saluts des quelques personnes cordiales qui nous disaient au revoir. La rage bouillonnait en moi, et je me sentais humilié et rejeté, ce pour la simple et bonne raison que j’étais différent.
L’impact sur notre vie de tous les jours
Si cet événement n’a pas gâché notre journée dont nous gardons encore un merveilleux souvenir, il nous a néanmoins laissé un goût d’amertume qui ne s’estompa qu’après un long moment. Les jours qui suivirent, nous ne savions plus comment interpréter les regards que les gens nous portaient, une paranoïa injustifiée nous étant monté à la tête, comme si cette expérience avait changé notre vision des Philippines et des philippins, et nous avais rendu suspicieux de la moindre réaction des gens. Nous interprétions tout sous le prisme du rejet et de la différence alors que nous avions toujours été bien accueillis partout auparavant.
Mon compagnon, plus ébranlé que moi, me confiait qu’il envisageait de quitter les Philippines tant cette expérience l’avait dégoûté.
Ça ne sert à rien de rester. Les gens ont peur des étrangers à cause du corona, et ce n’est pas parce que le confinement s’arrête dans vingt jours que leur mentalité changera du jour au lendemain et que nous serons bien accueillis comme avant. On ne pourra plus se déplacer, voyager, ni visiter comme nous le faisions. Rien ne sera plus comme avant. Les gens auront toujours peur de nous.
Beaucoup moins pessimiste que lui, je m’attelais à le rassurer, bien aidé par les gens de l’hôtel et du village qui continuaient de nous accueillir avec le sourire, heureux que nous soyons parmi eux. Cette attitude a été décisive pour nous permettre de passer un cap et petit à petit de tourner la page.
Avec le recul, j’ai été choqué des proportions que pouvaient prendre de tels actes. Nous n’avons été victimes de ce type de comportement de rejet qu’une seule fois, pourtant cela nous a ébranlé dans nos certitudes et nous a donné beaucoup à réfléchir.
La xénophobie ne se limite pas à commettre une agression contre une personne en raison de sa nationalité. Il est clair qu’un tel acte génère un dommage considérable à ceux qui le subissent et à la société en général, mais la réalité est que la xénophobie implique beaucoup plus.
Comme l’ont montré William Stitt, Eddy Lackmann et Vlad Tchompalov, le centre du concept est l’exclusion sociale d’une autre personne en raison de son origine.
Cette exclusion peut être le fruit d’un comportement direct, par exemple en ne louant pas un appartement à une personne en raison de sa nationalité ou de sa couleur de peau. Mais cela inclut également les attitudes et les croyances relatives à ces personnes, telles que considérer qu’elles sont mesquines, menteuses, ou porteuse du virus : c’est là que les stéréotypes entrent en jeu. La réalité est que, bien que nous n’ayons pas de comportement violent, nous pouvons également tomber dans la xénophobie en raison de ce que nous pensons d’elles, car ces pensées font aussi allusion à des attitudes de peur et de rejet.
Depuis l’apparition de la crise du coronavirus, les actes de racisme et de xénophobie, souvent bien plus violents que celui que j’ai pu subir, se multiplient, et ce partout dans le monde. Aucun pays ne semble épargné, et la peur de l’étranger semble avoir pris des proportions rarement atteintes dans l’histoire de l’humanité. Le contexte dans lequel nous vivons aujourd’hui nous rend constamment vigilant, anxieux et craintif, prêts à fuir et à attaquer. Cette activation constante nous amène à chercher les coupables de ce mal-être et de cette insécurité dans laquelle nous vivons.
Et à qui attribuons-nous tout cela ?
A ceux qui sont différents de nous.
Nous avons tendance à nous éloigner de ces personnes : les isoler ou nous isoler. Le manque de contact direct avec des personnes d’autres cultures nous empêche de comparer (et de démolir) les idées infondées que nous avons sur le danger qu’elles peuvent représenter. Ceci est un autre facteur de risque important pour le développement de la xénophobie.
Il est de notre devoir de rationaliser la peur qu’engendre les autres et d’éviter à l’avenir que de tels actes ne soient commis en France contre les étrangers et particulièrement contre les Chinois et les Italiens. Nous sommes tous des êtres humains et nous sommes tous des êtres sensibles. A la sortie de la crise, un des enjeux social majeurs sera de lutter de manière rationnelle contre nos préjugés et nos peurs et de défendre, lorsque nous le pouvons, les personnes prises à partie à cause de leurs différences.
Thomas Cuny